Nouvelles perspectives sur l’aspect : du « modèle slave » vers les autres langues
Dates du colloque: 8-10 avril 2021
Lieu: Paris
En lien avec le programme de l’Agrégation externe d’anglais consacré à l’aspect, Sorbonne Nouvelle, Sorbonne Université et Université de Paris, sous l’égide de l’ALAES, organisent un colloque international en avril 2021, sur deux journées:
- une journée entière est consacrée à l’aspect en anglais ;
- l’autre journée est consacrée à l’aspect dans des langues diverses, dont le russe.
Argumentaire scientifique et appel à communications
Le concept, et le terme d’aspect, tel qu’ils sont utilisés dans les langues indo-européennes non slaves, vient essentiellement de la description des langues slaves, qui connaissent une opposition morphologisée obligatoire entre un verbe d’aspect perfectif et un verbe d’aspect imperfectif. L’ouvrage important de B. Comrie, Aspect 1976, a contribué à enraciner le modèle slave de l’aspect dans les descriptions théoriques des catégories verbales pour l’anglais, à la fois interagissant avec, et s’opposant à, la catégorie du temps (tense). Depuis Comrie et surtout Smith (1991), un grand nombre de chercheurs contemporains en aspectologie (dans l’aire anglophone, mais pas seulement) ont établi la distinction entre un aspect grammatical ou point de vue (viewpoint aspect) et un aspect lexical ou sémantique (situation aspect, Aktionsart). L’aspect « point de vue », en raison de son mode d’expression (grammatical, flexionnel), se manifeste par toute une série de contrastes dont certains ont également partie liée avec le temps : forme simple vs. progressive, parfaite vs. non parfaite. Selon Bertinetto et Delfitto (2000), « aspect is the specific perspective adopted by the speaker/writer », et est distinct de l’actionality, ou Aktionsart, « the type of event, specified according to a limited number of relevant properties » (190). La notion de perspective, de point de vue, a à son tour suscité des travaux approfondis sur les types de sens mis en place par les formes aspectuelles qui semblent aller au-delà de considérations purement temporelles : on pense aux valeurs d’action accomplie (« factuelle générale ») de l’imperfectif russe (Forsyth 1970, Glovinskaja 2001, Grønn 2004), aux valeurs de commentaire/modales du progressif anglais (Adamczewski 1982, Larreya & Rivière 2010), de la mirativité et du caractère évidentiel du progressif dans d’autres langues (Vafaeian 2018, de Wit 2017, Vydrin 2012). Un grand nombre de travaux consacrés à l’aspect grammatical ont noté des paradoxes et énigmes (puzzles) de toutes sortes : paradoxe imperfectif (Dowty 1979) qui permet de faire coexister les prédicats téliques et le progressif, par nature non borné ; le present perfect puzzle (Klein 1994), qui tente d’expliquer l’interaction à première vue impossible entre un present perfect anglais et un circonstant spécifique défini de type yesterday, et plus récemment, le paradoxe perfectif (de Wit 2017), qui rend compte de la difficile compatibilité du temps présent et de l’aspect perfectif dans certaines langues, dont le russe.
Un même foisonnement se retrouve dans les études consacrés à l’aspect lexical : les travaux de Vendler 1957 (mais aussi de Maslov 1947) ont consacré la classification dite aspectuelle des verbes et syntagmes verbaux en fonction de leurs propriétés temporelles inhérentes, dont le dynamisme, la durée, l’(a)télicité. A la suite de Vendler, les classifications ont été affinées en fonction de propriétés indépendantes. Pour Verkuyl (1972, 1989, 2005), Krifka (1989, 1992), l’(a)télicité vient de l’interaction interprétative entre les propriétés du verbe et celles de l’objet direct. Une notion cruciale qui apparaît dans tous les modèles de classification aspectuelle lexicale est celle de la présence ou non d’un point final privilégié à l’action exprimée par le verbe, le telos. Il est indéniable que l’Aktionsart (le verbe et sa structure de complémentation) et l’(a)télicité qui lui est associée ont des répercussions importantes dans la syntaxe des phrases, comme l’ont montré Krifka (1992), Tenny (1994), Borer (2005), entre autres. Est ainsi apparue la notion du rôle aspectuel porté par certains arguments privilégiés du verbe, essentiellement l’argument interne direct avec son rôle de thème incrémental. Ce dernier est un argument distingué dans le sens où c’est cet argument qui est aspectuel, c'est-à-dire qui assure l’homomorphisme entre l’objet et l’événement, homomorphisme qui met les prédicats téliques ou quantisés à part des autres prédicats (cumulatifs).
Une proposition novatrice a été celle de Tenny dans son ouvrage Aspectual roles and the Syntax-Semantics Interface (1994), dans lequel elle consacre la notion de rôle aspectuel comme médiateur entre sémantique et syntaxe. De même, le concept de event structure (Pustejovsky 1991 ; Levin & R. Hovav 1998, 2001, 2005 ; Croft 2012) a eu pour finalité de faire émerger des principes stables et prévisibles d’appariement sémantique/syntaxe selon des propriétés d’Aktionsart et les propriétés participatives (causales, notamment) des verbes et de leurs arguments. Un problème est apparu avec les verbes à télicité variable, les “degree achievements” (Dowty 1979) : des verbes comme widen, lengthen, cool, dry, straighten, etc. posent des difficultés de classification, ces verbes manifestant des propriétés téliques ou atéliques si l’on s’en tient aux diagnostics traditionnels, comme d’autres classes de verbes d’ailleurs. Des modèles plus ambitieux ont vu le jour, qui ont tenté de faire dériver la télicité de traits sémantiques indépendants de certains verbes qui font se corréler la notion de changement avec une dimension scalaire (Kennedy & Levin 2008, Beavers 2008).
Ce colloque se propose de faire le point et d’approfondir les axes d’étude soulevés dans le descriptif, et accueille toute proposition qui concernera les sujets suivants, sur l’anglais, le russe ou toute autre langue :
- Il est indéniable que les langues slaves, surtout le russe, ont joué un rôle considérable dans le développement du concept d’aspect. Ainsi, on pourra approfondir la question de l’origine et de la définition de la catégorie « aspect » au travers d’une étude épistémologique, en la confrontant notamment à la catégorie « temps » (Comrie 1976, Dahl 1985). La distinction nette entre deux verbes d’aspect différent, « perfectif / imperfectif », dans les langues slaves existe plus ou moins depuis le début du XXème siècle (grammaire de V.A. Bogorodickij 1904); les travaux d’Agrell (1908), qui a introduit la notion d’Aktionsart, ont mis fin à la discussion sur le nombre d’aspects en russe. Tous les aspectologues distinguent à présent les termes vid (appliqué aux langues slaves ; il s’agit de la catégorie grammaticale) et aspektual’nost’ (il s’agit de la catégorie notionnelle). On soulignera donc la spécificité des langues slaves et le rôle des slavistes dans la formation de ce concept. Il est intéressant d’observer que les grands grammairiens de la langue anglaise de la première moitié du XXème siècle n’ont eu de cesse de définir des sous-classes d’aspect (Curme 1931), de décrire le « caractère » (character) des verbes anglais (Poutsma 1921), et ont continué d’appeler le progressif continous ou expanded tense (ou form).
- Les théories bidimensionnelles du type de celle de Smith (1991) continuent d’occuper une place importante dans les travaux consacrés à l’aspect. Ceci amène deux séries de questionnements :
1) il convient de distinguer l’aspect en tant que catégorie grammaticale et l’aspect en tant que catégorie notionnelle, exprimée par différents moyens : un certain nombre d’approches plus empiriquesont montré que ces moyens d’expression peuvent être très variés selon les langues, et que nous trouvons souvent des regroupements aspectuels polysémiques plutôt qu’une opposition nette entre les deux types d’aspect (Dik 1989, Plungian 2012) ; parfois même, ce qui relève de l’aspect lexical dans une langue donnée peut relever de l’aspect grammatical dans une autre (Tournadre 2004) ;
2) il convient également de s’interroger sur l’essence même de l’aspect : en russe, c’est l’opposition lexico-grammaticale « perfectif/imperfectif », même si son contenu exact ne peut se résumer facilement ; dans d’autres langues (y compris slaves, comme le bulgare), l’opposition aspectuelle connaît d’autres types de réalisation : « accompli/inaccompli », « aoristique/parfait », etc. Ainsi, ce qui est grammaticalisé dans les langues slaves, c’est la catégorie perfectif / imperfectif, les autres caractéristiques aspectuelles sont lexicales ; dans les autres langues, la répartition se fait autrement.
- Cependant, comme le note De Wit (2017), certains auteurs défendent une approche unidimensionnelle, comme Sasse (2002) pour qui l’aspect lexical et l’aspect grammatical opèrent dans le même domaine cognitif, [the domain] « of human perception of states of affairs in terms of situations and situation changes. » (37, cité par de Wit 2017 : 18). Pour ces auteurs, le sens aspectuel vient de plusieurs domaines de la grammaire et interagit avec d’autres domaines de la grammaire. On pourra en particulier étudier les théories dites de « coercition » aspectuelle des types (aspectual coercion), qui soutiennent que les marqueurs d’aspect grammatical ont pour fonction première de modifier la configuration actionnelle de base des types d’événement qui constituent leur input, et qui de fait considèrent que les marqueurs d’aspect grammatical et Aktionsart relèvent d’une même ontologie (Moens & Steedman 1998, de Swart 1998, 2000 ; Michaelis 2004).
- En lien avec la question de la coercition des types, on s’interrogera également sur les différents sous-types d’imperfectivité : Comrie (1976) distingue deux concepts majeurs dans l’imperfectivité, le continu et l’habituel ; le premier est également subdivisé en progressif et non progressif. Pour ce qui concerne l’imperfectif habituel, on pourra tenter de clarifier les types, comme par exemple dans Gosselin (2013) pour qui le fréquentatif est un sous-type de l’aspect itératif. Certaines langues, comme le breton (la forme de bezañ, « être » au fréquentatif), le hongrois (la construction « verbe szokott + infinitif »), le suffixe -iva/-yva russe dans un état antérieur (pisat’, ‘write’ > pisyvat’, ‘used to write’), l’anglais (used to, would), ont des marqueurs spécifiques ; d’autres langues, comme le français, n’en ont pas, si bien que l’aspect fréquentatif émerge de la combinaison de diverses marques (portée des adverbes, temps grammatical, etc.) qui supposent entre autres l’adoption d’un mécanisme de résolution de conflits (Gosselin 2013).
- Du côté de l’aspect lexical, pour l’anglais en particulier, on creusera la question des verbes manifestant une (a)télicité variable, et des modèles qui proposent une analyse unifiée (et généralisée) de ces verbes si on extrait un trait sémantique signifiant, à savoir « une fonction qui mesure le degré selon lequel un événement change au cours de l’événement relativement à une dimension scalaire » (Kennedy & Levin 2008 : 1). Un argument ou co-argument (adjoint) du verbe contient une échelle/une mesure sous-jacente (quantité, distance, température, etc.) qui va pouvoir fournir un critère pour ordonner les événements de boisson (drink)/ de refroidissement (cool)/ de course (run)/ d’absorption (eat), etc., et sélectionner un point maximal éventuel. C’est cela qui fait émerger l’(a)télicité (Rothstein 2004, Filip 2008). On aboutit donc à une typologie améliorée car elle repose sur un principe plus général : il y a des verbes de changement non scalaire et des verbes de changement scalaire (Verbs of non scalar change/Verbs of scalar change), et plusieurs types d’échelles associées (Rappaport Hovav 2008, Beavers 2008, 2010). Cette classification semble correspondre à une distinction qui traverse le lexique anglais, entre verbes de manière et de résultat (Levin & Rappaport Hovav 2005, Levin 2010). Il conviendra de se demander si cette distinction se retrouve dans d’autres langues, notamment celles dans lesquelles l’aspect est fortement grammaticalisé.
- En lien avec ce point, on pourra creuser la question de l’aspectualité du VP en tant que principe d’interface entre la structure thématique et la projection syntaxique des arguments, suite aux travaux de Tenny (1994), Borer (2005), etc. En particulier, les différentes constructions et alternances argumentales pourront être étudiées en lien avec l’Aktionsart : pour l’anglais, le rôle des objets cognats, de la construction conative, les faux réfléchis, les constructions résultatives (Rosen 1999, Borer 2005), et pour d’autres langues (inuktikut, finnois, hongrois, etc.) les phénomènes d’antipassif, le rôle des cas, des préfixes verbaux, etc.
Les propositions de communication (20 mns + 10 mns questions) sont à soumettre via Sciencesconf.org , entre le 15 juin 2020 et le 15 octobre 2020, sur ce site. (NB : pour soumettre un résumé, vous devrez d’abord créer un compte sur le site).
Un résumé de 400 mots (références non comprises) en français ou en anglais précisera la problématique de recherche, la méthodologie, les résultats ainsi que la ou les perspectives adoptée(s) parmi celles définies plus haut.
Dates importantes
15 juin 2020: début de soumission des résumés
15 novembre 2020 : fin de soumission des résumés
15 janvier 2021 : notification d’acceptation
à partir du 15 janvier 2021 : inscription au colloque
Comité d'organisation & partenaires:
Natalia Bernitskaïa (Sorbonne Université, CeLiSO), Eric Corre (Sorbonne Nouvelle, PRISMES-SeSyLIA), Charlotte Danino (Sorbonne Nouvelle, PRISMES-SeSyLIA)
Agnès Celle (Université de Paris, CLILLAC-ARP), Laure Lansari (Université de Paris, CLILLAC-ARP)